Actualité et mémoire des luttes à Saint-Étienne et ailleurs
ANALYSES ET RÉFLEXIONS MOBILISATIONS - LUTTES
MOUVEMENT GILETS JAUNES
Publié le 22 décembre 2018 | Maj le 23 avril 2020

Du lard ou du cochon, qui sont les gilets jaunes ?


Ça va faire un mois que l’on danse sur un pied puis sur l’autre. Qu’on veut en être mais que nos bases n’y sont pas. Un mois qu’on ose trop rien dire parce que ce serait rabat-joie ou paranoïaque ou parce que ce serait une tentative de récupération d’un mouvement qui est apolitique. Apolitique vraiment ? Nous pensons au contraire que ce gilet jaune a une couleur, et qu’elle n’est pas la nôtre. On a du mal à comprendre quels seraient les intérêts communs entre un jeune issu de l’immigration et un patron de PME réactionnaire. Alors voilà, on a essayé de dégager quelques pistes pour accompagner ce mouvement de nos désirs et de nos coups-de gueule.

Militant’es politiques depuis une dizaine d’années, on sait ce que veut dire mobiliser des milliers de personnes autour d’idées communes et coordonner des manifs, des blocages, de la propagande. Nous regardons avec circonspection le tumulte actuel depuis notre point de vue marxiste et libertaire. En 2005, nous regardions avec enthousiasme les « émeutes de banlieues » contre Sarkozy et son mépris des populations des quartiers populaires. En 2006, nous avions rejoint les presque 2 millions de personnes dans les rues contre le contrat première embauche. En 2009 puis en 2010 nous avons soutenu les grandes grèves et les blocages de raffineries contre la réforme des retraites comme 3 millions de personnes en France. Puis il y a eu les mouvements contre Macron (Loi pour la croissance en 2015, loi travail en 2016, contre la réforme de la SNCF). Nous avons discuté aux assemblées de « Nuit Debout », nous avons marché aux côté des travailleureuses, des précaires, syndiqués ou non, partisan’nes ou non, fort’es de nos divergences mais tous de gauche, à minima.

Et puis le 17 novembre 2018, ce sont environ 300 000 personnes [1] qui manifestent contre la hausse du carburant et la politique du gouvernement en général. Cette vague dite « des gilets jaunes » n’a fait que grossir les 3 semaines suivantes. Dubitatifs on a mis du temps à se laisser embarquer par cette vague mais il faut bien admettre qu’on se reconnaît dans les formes d’action (blocage de l’économie, manifestations offensives) et que c’est beau de croiser de nouveaux visages dans les luttes. Alors, oui ! on se retrouve quand même pas mal dans ce qui se passe dans la rue et sur les rond-points ces temps-ci :
- parce qu’il y a une remise en question des dominations de classe,
- parce qu’il y a une remise en question des élites et des médias dominants (partis, syndicats, porte-paroles, etc.),
- parce qu’il y a une volonté de démocratie directe, sans représentant’es, de discuter et de se réapproprier l’espace public.

Un mouvement politique s’il en est

Par contre on n’en peut plus d’entendre que c’est un mouvement apolitique. Si au même moment toutes sortes de personnes décident de défiler dans les rues, à la même date, avec un même mot d’ordre et un gilet de la même couleur, c’est un acte politique puissant, qui répond à des appels et à de la propagande. Dès le début une unanimité gagne la population. Nombre de compagnon’nes de luttes suivent le mouvement, généralement sans drapeau ni slogan. Il est devenu compliqué d’émettre un point de vue critique sur cet engouement. On n’a aucun intérêt à décrédibiliser une lutte sociale mais on tient à garder notre regard politique. A savoir : analyser et participer à ce qui se passe sur des bases de solidarité, d’anticapitalisme, d’antifascisme avec une volonté internationaliste et autogestionnaire.

Quelle est la couleur du gilet jaune ?

D’accord il y a eu la pétition de Priscillia Ludosky en mai dernier puis un réseau de personnes mécontentes sur facebook autour de deux chauffeurs routiers en colère qui traînent sur internet contre la hausse des carburants. Ce sont des gens qui ne semblent pas affiliés à un quelconque parti ou mouvance politique. Mais c’est avant tout cette affiche bleu-blanc-rouge d’appel à un rassemblement le 17 novembre, signée par le simple mot-clef : #lafranceencolere qui fera décoller la mobilisation. Et c’est tout de même la vidéo d’un militant du parti de Nicolas Dupont-Aignan vue plus de 4,4 millions de fois, qui fera vraiment prendre la sauce.

Cet appel du #17 novembre, ce qu’on appellera plus tard l’Acte 1, a été lancé en plein débat sur les budgets 2019 lors duquel le rassemblement national défendait la « suppression du tarif réduit de taxe intérieure de consommation sur le gazole non routier » [2]. Il sera massivement relayé sur les réseaux sociaux par des personnages politiques d’extrême-droite. Une affiche, une couverture très efficace sur les réseaux sociaux, des soutiens de personnages influents et un calendrier politique au poil : on peut se poser des questions sur le caractère soi-disant apolitique et spontané de cet élan populaire.

Et puis à regarder de plus près qui soutient activement ces manifs sur la toile et dans les médias, on ne trouve pas une seule figure fréquentable. 

Par exemple Nathalie Germain, personnage très présent depuis le début, la déléguée à la communication numérique du Rassemblement National Isère est un exemple. Elle se présente comme « En soutien total pour MARINE LE PEN » [3] et, forte de ses 290 000 comptes qui la suivent sur facebook (ce chiffre a augmenté de +91% ce dernier mois [4]), elle était une des grands soutiens du mouvement dès le début. 

Et puis dans la rue aussi les groupuscules nationalistes et identitaires sont présents partout. Bien sûr nous ne cracherons jamais sur une augmentation du SMIC et des retraites, sur des impôts sur la richesse ou de la démocratie directe. Mais pour nous le terrain social n’est rien s’il ne s’inscrit pas dans une recherche de l’émancipation de toutes et tous. Il suffit que ces revendications sociales légitimes soient accompagnées par celles-ci [5] :

37- Suppression de l’accord de l’ONU signé à Marrakech le 10 décembre 2018.
38- Fin de la gratuité des soins aux personnes d’origine étrangère en situation irrégulière.
39- Diminution drastique de l’immigration sur le sol Français. 
40- Suppression des aides sociales pour les familles des enfants placés sous l’autorité du conseil départemental.

pour que l’on soit sûr’es que le mouvement n’est pas ici sous-tendu par des idées internationalistes ! Bah oui, les jeunes du GUD, illes ouvrent aussi des squats pour les SDF, mais on ne le fait pas pour les mêmes raisons !

Et puis dans les mots d’ordre qu’on entend beaucoup, il y a soudain cette histoire de RIC. L’acte I, c’était les taxes sur le carburant, puis l’acte II la démission de Macron, ensuite il y avait l’ISF et l’augmentation du SMIC et tout d’un coup, acte V on se ballade tout’es derrière des banderoles RIC, on tague pour le RIC [6]. Les slogans fusent et changent vite mais ne sont toujours pas plus en adéquation avec la vision du monde que l’on défend au quotidien.
Et ce RIC, qui est sur beaucoup de banderoles depuis la semaine dernière justement, qu’est ce que c’est ?
Yvan Bachaud [7] est un des personnages principaux de soutien à ce mouvement des gilets jaunes depuis le début. Candidat à de nombreuses élections depuis 2012, ce dentiste s’est fait le héraut du RIC (le referendum d’initiative citoyenne). D’obédience très clairement à droite, il est influencé par Etienne Chouard [8] et le réseau Voltaire. Son programme est un mélange classique de socialisme et d’anti-système (plus de pouvoir au peuple grâce au RIC, droit à euthanasie, contre les élites...). 

C’est en 1993, qu’Yves Bachaud dépose l’association « Rassemblement National d’Associations pour le Référendum d’Initiative Populaire (RNARIP) », qui changera de nom plusieurs fois pour devenir le « Rassemblement d’Initiative Citoyenne ». L’objet de l’association domiciliée à son adresse est de promouvoir le RIC et elle est ouverte à « Toute personne qui approuve l’objet social d’Article3 et est prête à manifester » [9].

C’est le site de l’association Article 3 qui recense les soutiens au projet RIC et quand on regarde les personnes morales qui ont adhéré, en vrac on trouve : Uni, Les 4 vérités, UPR, riposte laïque, club de l’horloge, l’ami public, Énergies démocrates, Pays réel... [10]. Bref, beaucoup de lobbyistes d’extrême-droite, qui militent "hors partis" depuis des années. Cette même page précise : « le RIC ne remet pas du tout en cause le principe de la démocratie représentative », c’est parlant [11]. Et, bien sûr ce sont les flics qui ont obtenu les meilleures victoires (+120 à +150 euros net sur leur salaire après une seule pauvre journée de service minimum) [12]. Quand l’État casse le peuple, il augmente les keufs : normal.

Alors jusqu’où la convergence ?

Zaïzaïzaï, bande déssiné de Fabcaro aux éditions 6 pieds sous terre

Quel temps on passe à se poser la question de la convergence (avec des flics !?) plutôt qu’à défendre nos luttes ! Soyons clair’es, il n’y a pas d’intérêts de classe communs entre un patron de PME et un « jeune de banlieue ». Et dans ce marasme qui prétend être apolitique, il est temps de prendre une position claire.

Et ce n’est par hasard si le mouvement nous rend confus : les mots le sont. Par exemple : « élites » vs « petit peuple » (plutôt que "capitalisme" vs "prolétaires"), discours à priori audible dans une perspective marxiste (voir les sociologues Pinçon-Charlot qui défendent le mouvement) mais tellement repris par la gauche, la droite, l’extrême-droite, l’extrême-gauche, les royalistes, vichystes, etc. que ça ne veut plus rien dire. Par exemple, le site d’extrême-droite Polémia prône une « nouvelle lutte des classes » autour de la dualité élites vs peuple. Élites qui mettraient le peuple en insécurité « culturelle et identitaire "du fait du Grand Remplacement migratoire , de l’Islamisation et de la déconstruction "sociétale" des mœurs" [13].

La définition du site pour "sociétale" vaut des points : « Il s’agit en fait d’un oxymore car ces réformes ont justement pour objet l’individuation radicale et la destruction de tout ce qui fait société. Le terme sociétal est destiné à faire oublier qu’à droite comme à gauche on a abandonné le social : parce que la gauche a abandonné le peuple et parce que la droite réduit le social à l’humanitaire et à la philanthropie ». Ouais, ok pour le constat mais c’est pas pour ça que leur pseudo lutte des classes est contre le capitalisme, pour la solidarité ou l’autogestion.

Quand on milite avec tel syndicat ou association, on sait les points d’accords et de désaccords. On ne joue pas avec le feu à prendre des risques de fous dans des actions sans savoir ce qu’on défend. Au contraire, nos bases sont solides et définies même si parfois ça veut dire s’organiser avec moins de monde qu’on ne l’aimerait. C’est important pour éviter les récupérations et le confusionnisme. Ici, quelle est la base commune pour s’engager dans ce mouvement ? Quelles revendications ? Quelle idée politique ? La tête à Macron ? Le ric ?

Après, être dans le mouvement en tant que militant’e et tenter de ne pas le laisser à l’extrême-droite et aux autoritaires en tous genres, ok ! Et on voit bien qu’il y a de belles actions et revendications sur certains rond-points ! Bien sûr on a envie d’en être, mais l’histoire s’écrit au jour le jour, et chacun’e doit écrire la sienne dans un contexte donné.
Nous regardons l’histoire récente, ce qui se joue en France, en Europe et dans le monde. La montée des nationalismes réactionnaires et ce qui s’est passé en Italie ces dernières années avec le mouvement 5 étoiles par exemple [14]. Puis dans l’Histoire moins récente : les pires gouvernements ont souvent été plébiscités par des référendums ou des votes populaires.

Les grandes émotions populaires nous font vibrer et nous émancipent quand elles s’attaquent aux dominations, mais nous font froid dans le dos si le seul lien qui relie les gens est d’être français. Si on ne se débarrasse pas radicalement de l’élan nationaliste de ce soulèvement populaire, le pan social ne sera jamais le nôtre.
Comment les personnes révolté’es qui se retrouvent dans la rue en ce moment tireront partis de la lutte pour elles-mêmes ? Nous ne connaissons pas l’issue des instants et

Nous savons qu’il est impossible d’aller au fond de nos désirs, qui sont littéralement sans fond. En même temps, nous n’éprouvons aucune difficulté à admettre que nous avons un idéal. [...]
Nous sommes pour l’entr’aide, parce que nous savons que l’équité ne suffit pas si elle n’est pas accompagnée d’un sentiment de solidarité conscient et volontaire. Contrairement au modèle libéral qui voit dans la liberté de l’autre une limite à la sienne, nous sentons que notre liberté s’étend à l’infini à travers la liberté des autres. Contrairement au communisme autoritaire, nous savons que l’égalité est la sœur du despotisme si elle n’est pas l’espace dans lequel exprimer les différences individuelles.

Oui, mais au fond qu’est ce que vous voulez, depuis la prison de Trento, février 2003 [15]

Notes

[1Il est difficile ici de comparer des chiffres, autant pour les mouvements cités plus haut nous utilisons les chiffres des syndicats plus fiables grâce au comptage par ligne, autant pour le mouvement des gilets jaunes les seuls chiffres disponibles sont ceux du ministère de l’intérieur.

[2Le projet de loi budgétaire a été débattu du 14 septembre 2018 puis adopté le 20 décembre 2018

[5Comme ici à Bar-le-Duc, ou dans le communiqué qui a été distribué aux médias et au gouvernement que l’on peut lire ici.

[6« Le RIC ou la vie » en référence à une chanson populaire de la Ricamarie, ville rouge près de Saint-Étienne pendant la manif du 16 décembre

[7son site internet officiel qui présente en ce moment une vidéo d’Etienne Chouard en première page : http://www.ric-france.fr/

[8pour plus d’infos sur ce personnage lire cet article de mediapart

[9Site internet officiel de l’association : https://www.article3.fr/association/statuts

[11Pour une analyse des dangers de la démocratie semi-représentative voir cet article du site la rotative]. Alors oui, il n’y a pas que des trucs de droite qui soutiennent l’idée d’un referendum populaire puisque ça fait plus de 10 ans que tous les partis essaient de récupérer cette idée, n’empêche que c’est pour eux qu’on promène des banderoles « RIC ».

On le sait bien, les idées défendues par l’extrême-droite ont largement débordé le parti du Rassemblement national, en fallait-il une preuve de plus ? Dès la troisième semaine des syndicats de policiers appelaient à rejoindre les gilets jaunes[["Les revendications portées par le mouvement des gilets jaunes nous concernent tous. Il est temps de s’organiser légalement et d’être solidaire avec eux, pour l’avantage de tous." Mercredi 5 décembre, le syndicat VIGI ministère de l’Intérieur

[14Voir l’article de https://rebellyon.info/Les-Gilets-jaunes-a-la-lumiere-de-l-19879 et l’interview de Leonardo Bianchi dans Courrier International


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