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ACTUALITÉS MIGRATIONS - SANS-PAPIERS / RÉPRESSION - PRISON
SAINT-ÉTIENNE  
Publié le 29 août 2017 | Maj le 14 juin 2020

Être rom à Saint-Étienne


Les dossiers COUAC
Alors qu’au milieu du mois d’août, des Roms ont été harcelées par les forces de police à Saint-Étienne, cet article, paru dans le numéro 3 de Couac, revient sur la galère vécue par les populations roms dans la ville. Ce récit est basé sur les informations de nos sources, personnes bénévoles auprès de populations Roms à Saint-Étienne.

Début novembre 2014, un campement de fortune est érigé sur un terrain vague de la zone du Pont de l’âne, à l’Est de Saint-Étienne. Équipées de poêles à bois, des cabanes permettent à 17 familles roms (dont environ soixante enfants âgés de 6 mois à 16 ans) d’avoir un lieu où cuisiner et manger chaud, de se reposer... Le 20 novembre (journée UNICEF des droits de l’enfant), la préfète Fabienne Buccio ordonne l’évacuation et la destruction des cabanes. Tout le matériel collecté pour offrir une mise à l’abri temporaire est jeté sur-le-champ par la police dans des bennes amenées pour l’occasion, les bénévoles d’associations de solidarité et les familles ne peuvent rien récupérer, ces dernières fuient avec le peu qu’elles peuvent emporter. La police en profite pour leur distribuer des OQTF, non légales et aucunement applicables vu que ces personnes sont des ressortissants européens, mais données dans le seul but de les effrayer et de les faire fuir.

Les jours suivants, alors que les températures sont glaciales et que les pouvoirs publics restent sourds à l’urgence d’hébergement, les associations réquisitionnent un bâtiment à la Talaudière. Peu de temps après, il est vidé de ses habitants sur ordre de la mairie. Tenus par une circulaire interministérielle de trouver une solution alternative, les pouvoirs publics ouvrent enfin les portes d’un gymnase qui abritera 18 familles. Les conditions de vie de cet accueil de nuit sont déplorables : aucune intimité, aucune hygiène possible (2 douches pour 90 personnes), interdiction de manger dans le gymnase, etc. Les familles sont réveillées à 6 h 30 pour être mises à la rue à 7 h 30. Des bénévoles organisent des petits déjeuners sur le parking du gymnase, n’ayant pas été autorisés à le faire à l’intérieur. Un jour de grand froid, les militants associatifs et les familles décident d’occuper le gymnase afin de réclamer un lieu d’accueil de jour et de nuit digne pour les personnes sans logement. Ils obtiennent des horaires d’ouverture plus larges (deux heures de plus) et la présence au gymnase de travailleurs sociaux.

En septembre 2015 la mairie de Saint-Étienne transfère la compétence de domiciliation, attribuée auparavant à l’association Renaître [1], au seul CCAS du Soleil, qui devient le seul organisme à disposer d’un agrément pour les établir. Pour de nombreuses familles roms vivant sur le territoire, la domiciliation est le seul certificat légal qui prouve leur existence. Elles peuvent par-là faire valoir leurs droits à la scolarisation pour les enfants, à l’aide alimentaire pour les Restos du cœur et à l’aide mensuelle du Conseil général [2]. Dès lors, les Roms se voient refusés leur droit à la domiciliation sous prétexte d’un manque de liens avec la commune, alors même que les enfants sont scolarisés [3]. Et sans domiciliation, aucun revenu. La mairie via son CCAS nie le droit de ces personnes roms à avoir une existence légale et les affame un peu plus [4]. Dans le même temps , le maire G. Perdriau prend un arrêté anti-mendicité qui interdit sur la voie publique tout regroupement « de nature à entraver la libre circulation des personnes ou bien de porter atteinte à la tranquillité, au bon ordre et à l’hygiène public » [5] : en y mettant les formes il est en fait dirigé contre les SDF, les Roms, et il pousse certaines personnes au départ, ou les plonge dans une précarité encore plus grande.

À l’hiver 2015 la mairie de St-Étienne réouvre les portes d’un gymnase pour héberger les personnes sans-abri, et ce lieu est fermé au début d’avril 2016. Toutes les personnes accueillies sont alors relogées (soit 57 personnes dites « vulnérables ») à l’exception des familles roms, qui se retrouvent une fois de plus à errer dans les parcs, les terrains vagues, à chercher un lieu où dormir et manger. Pendant les vacances scolaires d’avril 2016, la police municipale procède en leur absence au vol de tous leurs maigres moyens de subsistance : tentes, couvertures, vêtements, casseroles ainsi que les cartables des enfants. Certaines de leurs affaires sont même brûlées. Les familles sont effondrées. Une nouvelle réquisition de bâtiment a lieu à la Métare, en réponse à cette situation. La mairie de Saint-Étienne qui en est propriétaire procède rapidement à son expulsion. Une solution d’hébergement et d’insertion sociale est malgré tout proposée par la DDCS (organe de la Préfecture) à 5 familles toujours présentes à Saint-Étienne, les autres ayant fui les conditions de vie impitoyables imposées par la mairie. Le projet consiste à proposer des logements, un accompagnement par un travailleur social (pour une durée fixée avant nouvelle étude du projet et sous conditions que des bénévoles associatifs « assistent » aussi les familles dans leur insertion). Mais pour finir, seulement quatre familles rentrent dans le projet piloté par la DDCS à l’été 2016, après qu’on leur ait imposé deux mois supplémentaires à vivre sur un terrain vague proche d’une déchetterie sauvage.

« Comme si la mendicité était un mode de vie… » Entretien avec Pierre Rachet, membre de Solidarité Roms

Solidarité Roms est une association stéphanoise qui depuis une quinzaine d’années porte publiquement la lutte contre les discriminations envers ces populations, et mène un travail concret sur leur accès aux droits. Cela passe notamment par des permanences pour de l’aide et du soutien, des ateliers de français, de l’aide matérielle. Nous avons souhaité rencontrer un de leurs membres pour que, depuis son vécu en tant que militant associatif, il nous exprime ce qu’il pense de la situation de ces populations à Saint-Étienne et de l’accueil qui leur est réservé.

Couac : Quelles sont les convictions communes, politiques ou autres, qui vous ont mené, toi et les autres membres de l’association, à vous retrouver dans cette activité et autour des objectifs que vous défendez ?
PR : Je ne dirais pas « politiques », mais plutôt humanistes. Ou alors politiques au sens très large, des convictions profondes, notamment que le racisme est absolument insupportable d’où qu’il vienne, et qu’il est insupportable de voir des gens dormir à la rue. Quand on regarde les trajectoires des militants de Solidarité Roms, on nous retrouve dans le soutien aux migrants, sur les questions d’hébergement… Les Roms font face à des problématiques similaires. Un versant en particulier de notre activité, le projet Samtusa, nous a permis un début de réponse concrète. Il y a 4 ans, désespérés face aux situations des populations roms à Saint-Étienne, on avait un sentiment d’impuissance face à l’ampleur du problème, même s’il ne s’agit que de peu de personnes – quelques familles. On butait sur le manque de solutions pratiques. La lutte politique c’est bien, mais il fallait qu’on ait aussi une force de proposition. On s’est mis en rapport avec le RAHL42 [6], réseau qui comprend notamment des bailleurs sociaux militants, qui ont un parc de logements à disposition. S’est associé aussi au projet le Cercle Emmanuel, une association de Roms roumains à caractère culturel et cultuel. On est parti sur de l’insertion avec comme entrée la base indispensable : le logement. Des personnes ont pu être embauchées pour ficeler professionnellement le projet. Cela fait, fort de nos recherches nous l’avons présenté à la Préfecture… Qui ne nous a pas donné de signe là-dessus, et ce depuis 3 ans. Mais nous allons continuer à faire la preuve que nos propositions peuvent marcher. Nous continuons à tenir une permanence dans ce cadre, avec une personne d’Habitat et Humanisme qui aide des personnes roms à faire des CV, l’inscription à Pôle Emploi, démarcher des employeurs… Ce projet est une de nos fiertés car sur l’année 2016, on en est à 75 « sorties positives », c’est-à-dire 75 personnes aidées à obtenir, dans le meilleur des cas un CDI, un CDD ou une formation, quelquefois rémunérée. On réussit à agir sur les processus d’insertion de ces personnes roms, qui comme de nombreuses autres sont en grande précarité.

Couac : Cette réalité locale que tu nous décris est très éloignée des idées reçues sur les Roms, qui sont étayées par le discours des responsables politiques. Depuis 2010 (le « discours de Grenoble » de Sarkozy), on entend surtout que les Roms n’auraient pas vraiment envie de s’intégrer, qu’ils auraient « vocation à rentrer en Roumanie »… Le tableau que tu nous dépeins ici, c’est, de leur part, une envie de rester, d’avoir une vie stable, tu parles de projets qui fonctionnent concrètement.
PR : Les Roms sont comme tous les migrants. Les Roms roumains ou bulgares, ce qui est le cas des personnes avec qui on travaille, ceux qui sont présents à Saint-Étienne, viennent pour la plupart de deux ou trois villages. Leur histoire est similaire à celle des immigrés italiens à Vénissieux dans les années 40, par exemple [7] : des gens qui sont dans la merde dans leur pays, qui ne voient pas de perspectives et tentent leur chance vers un ailleurs. C’est clair que c’est de la migration économique. Ce n’est pas un crime, c’est ce que les humains ont toujours fait. Il y a en plus un volet politique dans leur situation, car il faut savoir que s’ils sont discriminés en France, ils le sont beaucoup plus dans leurs pays d’origine.

Couac : Que peux-tu en dire spécifiquement, qu’est-ce qui les pousse à partir, considérant leur situation en Roumanie ?
PR : Il faut savoir que la Roumanie est le premier pays d’émigration en Europe, tous habitants confondus, Roms ou non-Roms. Je crois que c’est de l’ordre de 2,5 millions de personnes qui en sont parties dans les 10 dernières années, à peu près 10 % de sa population. Un pays qui se vide, donc. Les Roms sont ceux qui sont les plus visibles une fois arrivés en France, car les plus stigmatisés, et ils ont quitté leur pays car ils y endurent encore plus que les autres Roumains le chômage, des conditions de vie misérables. Et subissent en plus des discriminations à l’école, à l’emploi… Les discours racistes sur eux sont encore plus fréquents et répandus là-bas. Ils sont malheureusement « habitués » à cette misère, mais ils nous disent qu’ici au moins, les poubelles sont pleines, et si les policiers les embêtent au moins ils ne leur tapent pas dessus… Ils nous décrivent un tableau encore plus sombre en Roumanie qu’ici.

Couac : Donc de leur part, il n’y a pas vraiment de souhait de rentrer ?
PR : C’est plus compliqué. Ils sont attachés à leur pays, ils sont d’abord roumains et se définissent en premier comme cela, quand ils en parlent. Comme beaucoup de migrants, ils sont dans des stratégies de migration pendulaire. Beaucoup des premiers arrivants du Maghreb avaient le rêve du retour. Chaque fois qu’ils pouvaient, ils rentraient, construisaient une maison, qui se retrouve d’ailleurs souvent vide aujourd’hui. Il est logique d’avoir des attaches. De même, certains Roms essayent de rentrer périodiquement en Roumanie pour améliorer un peu la maison qu’ils ont laissée, installer un chauffage, bref améliorer un peu leurs conditions de vie. Mais ils se rendent bien compte qu’en France s’ils n’entrent pas dans une stratégie d’intégration, ce fameux mot des politiques, c’est mort, on ne leur fera jamais une place… Et qu’en plus, ils voient la situation s’aggraver en Roumanie à chaque retour.

Couac : Quel est ton avis sur cette idée répandue qui dit que les Roms seraient des gens sans attaches, qui n’auraient pas envie de s’installer ?
PR : C’est un mythe, l’idée du Rom errant est une fumisterie. C’est un stigmate [8] utile à la droite comme à la gauche pour faire passer l’idée que ces gens ne sont pas intégrables, car pas comme nous. On est dans le racisme pur. De l’expérience qu’on a avec les populations que l’on croise, ils sont très sédentaires. Par contre il est vrai, comme souvent pour des populations qui ne sont pas rattachées à une terre car pas propriétaires de quoi que ce soit, qu’ils sont prêts à partir pour trouver mieux ailleurs, mais ce n’est pas dans le cadre d’un mode de vie nomade. Ils ne sont absolument pas nomades. Simplement, sans terres qui leur appartiennent, l’attachement aux lieux est moins fort que pour le paysan de Haute-Loire par exemple.

Couac : On est là face aux nouveaux parias économiques, sur lesquels on met en plus des stigmates raciaux, donc les derniers des derniers dans notre système…
PR : C’est vraiment cela, c’est le bout du bout en termes de prolétariat, le sous-sous-prolétariat… Les Roms de Roumanie sont dans leur immense majorité d’anciens esclaves. La traite des Roms en Europe de l’Est ne s’est arrêtée dans certaines régions (Valachie, Bohème-Moravie) qu’à la fin du 19e siècle. Il y a un peu plus de cent ans, ils appartenaient à un maître : un seigneur, ou souvent, un monastère. Par la suite, la période communiste a été assez exceptionnelle pour eux si on peut dire, car ils étaient considérés à égalité, ils avaient des droits, même avec toutes les limites qu’on peut évidemment mettre à ces systèmes. Depuis la chute du mur, ils ont acquis la liberté d’être les plus pauvres des plus pauvres... Autre grand mythe porté par la classe politique, l’idée que les Roms ne mettent pas leurs enfants à l’école… Par expérience, les enfants des familles qu’on côtoie vont à l’école, dès la maternelle, sont extrêmement assidus, pour peu qu’ils soient dans des conditions qui le leur permettent. Évidemment ils veulent le mieux pour leurs enfants. Pourquoi ne mettent-ils pas leurs enfants à l’école quand ils sont à la rue ? Tout simplement parce qu’ils ont peur de les perdre. Quand tu ne sais pas où tu vas dormir le soir… Admettons, chose difficile, que tu aies pu laver ton enfant, lui mettre des vêtements propres, une fois qu’il est à l’école, comment vas-tu le retrouver le soir ? Les flics vont t’embarquer, vont t’obliger à partir loin... Comment l’enfant va le savoir, comment le récupères-tu ? Il y a cette peur légitime, que nous ressentons chez les familles que nous accompagnons, enfants comme parents, d’être séparés.

Couac : Alors les contraintes matérielles qu’ils subissent sont plutôt la source des problèmes et des idées reçues, qu’on leur colle comme des caractères soi-disant volontaires de leur part ?
PR : Exactement, comme si la mendicité ou les poubelles étaient un mode de vie ! Ils ne sont pas nés avec un « gène de la mendicité » !

Couac : As-tu observé, entre la période Sarkozy et ce mandat Hollande qui se termine, des changements notables dans les faits, au-delà des discours, dans la manière de gérer ce qui a été posé comme « e problème rom » ?
PR : Il faudrait faire une analyse dans le détail, pour avoir une vue d’ensemble. Localement, ce qui s’est passé là-haut n’a eu que très peu d’incidences. On pourrait dire qu’au niveau national, il y a quand même eu des progrès, avec la circulaire d’août 2012, qui disait qu’on ne pouvait pas démanteler des campements sans avoir fait de propositions, un diagnostic, etc. Le GISTI (Groupe d’Information et de SouTien des Immigrés) a fait une analyse critique de cette circulaire et surtout de sa non-application sur tout le territoire, déclarant notamment « qu’à part le style, rien n’avait changé » (À consulter en ligne). La DIHAL avait lancé un travail avec des documents d’accompagnement pour les préfectures, pour leur indiquer comment faire pour « être dans les clous ». C’était le petit tournant qui nous faisait dire que des choses allaient peut-être changer… Mais sur le terrain, la préfète de l’époque, Mme Buccio [9], s’est assise sur ces consignes. On a eu une rencontre avec la Préfecture à l’époque, et il en est ressorti : néant. Du côté de la mairie, on a eu affaire à la municipalité Maurice Vincent (N.D.R : PS et alliés), qui à l’époque me semblait être le pire du pire de ce qu’on pouvait imaginer. J’ai découvert avec Perdriau (N.D.R : LR, maire de Saint-Étienne depuis 2014) qu’il restait de petites nuances entre la droite et ceux qui se disent de gauche, mais vraiment des nuances de nuances… La seule chose que l’on avait de mieux avant, c’était que lorsqu’on demandait une benne à ordures pour un campement, les services de la Ville la mettaient en place. Sinon on n’a vraiment vu aucune évolution positive : avec Vincent comme avec Perdriau, dès que les Roms s’assoient dans la rue, la police municipale vient leur dire qu’ils n’ont pas le droit d’être là. C’est vraiment « pas sur ma commune ».

Couac : Ils ont donc l’un comme l’autre une gestion sécuritaire, au sens : traiter ce qu’ils considèrent comme un problème par la police municipale…
PR : Je ne dirais pas « sécuritaire » car cela tendrait à dire qu’il y a un problème d’insécurité avec les Roms, mais vraiment raciste. Ce qu’ils favorisent, c’est l’insécurité pour ces populations elles-mêmes en fragilisant leurs conditions de vie, mais aussi un sentiment d’insécurité générale en les rendant plus visibles auprès des Stéphanois. Ce sont eux qui mettent tout le monde en danger : les populations vulnérables mais aussi le vivre ensemble en lui-même. Quand tu entends une personne qui se dit de gauche tenir de pareils discours, tu te sens autorisé à dire encore pire… Quand tu vois 40 personnes avec des enfants, des poussettes, des traîne-misère qui errent dans la rue continuellement, tu te dis « on est envahis ». Mais ils sont dans la rue parce que la municipalité les pourchasse. Donc vraiment pas d’évolution positive, seulement une micro-concession de la mairie PS sur un projet d’Emmaüs, pour des mobil-homes sur un terrain à la Chaumassière. C’est l’endroit le plus pourri qu’on puisse imaginer, une ancienne décharge, le plus loin possible de tout, c’est une cuvette donc dès qu’il pleut ça baigne dans la boue… Là où on a vu une évolution vraiment positive, ça ne vient ni de la mairie ni de la Préfecture, mais de la DDCS (N.D.R. Direction Départementale de la Cohésion Sociale). Son directeur depuis maintenant deux ans et son équipe sont des gens qui ont envie de faire leur boulot correctement. Ils ne peuvent rien faire sans l’aval de la Préfecture mais ont un pouvoir de conviction sur elle, et la possibilité de porter des projets. Ils ont tenu à rencontrer toutes les associations aux côtés des migrants, et ce pas simplement pour dire « voyez, on est des démocrates, on vous rencontre et ensuite on fait ce qu’on veut ». C’était pour faire des projets et travailler avec nous. Le DDCS (N.D.R. le directeur) était au départ sceptique mais n’avait que nous sous la main. De notre côté aussi, l’expérience passée avec l’État nous rendait prudents, mais on s’est dit « il faut tenter ». Pour l’instant, les faits nous donnent plutôt raison, c’est en bonne voie. Je trouve que ça montre qu’un « petit » fonctionnaire peut arriver à faire bouger les choses s’il veut s’en donner la peine.

Couac : Donc quand il y a une volonté de construction, vous constatez une réelle efficacité ?
PR : Oui ça marche vraiment, les premières concernées, les familles roms, sont ravies. Cela crée des relations complètement différentes avec elles, ce n’est plus seulement de l’aide d’urgence, ils peuvent devenir acteurs depuis cette base assurée que constitue un logement. On a un travailleur social payé par l’État qui accompagne les familles, en plus de nous, militants. On peut avoir des moments partagés, loisirs, ciné, concerts. Ils commencent à avoir une vie « normale ». Mais ce n’est pas conforme à ce qu’on entend sur eux d’habitude, c’est pour cela que c’est caché !

Couac : En regard, on peut rappeler la gestion municipale de ces populations…
PR : Oui, destruction de leurs affaires, harcèlement par la police municipale, refus de domiciliation – ce qui est une nouveauté de cette mairie, qu’ils n’ont pas le droit de pratiquer. Ils étaient dans la gestion habituelle, qu’on connaît à Saint-Étienne depuis 10 ans, de harcèlement de ces populations pour qu’elles partent. Leur rendre la vie tellement impossible pour qu’ils finissent par rentrer en Roumanie. Pour une fois, l’État a pris ses responsabilités, avec retard, pas comme on l’aurait souhaité, mais tout de même une réussite partielle que l’on n’aurait pas eue sans eux.

Couac : Mais cela n’a été possible que grâce à la présence et au travail militants depuis de nombreuses années ?
PR : Très clairement, le DDCS nous a redit récemment que sans le réseau associatif, le projet n’existerait pas. Il a été poussé et permis par de nombreuses actions, faites par nous et d’autres personnes ou associations. Ce type de projets serait impossible sans les militants qui connaissent les personnes concernées depuis longtemps, avec la confiance qui s’est construite, avec leur niveau de compétences que l’État n’a pas, que ce soit sur la scolarisation, la santé… Les salariés de la Sécu, Pôle Emploi ou autre ne connaissent pas forcément les réglementations spécifiques qui s’appliquent en la matière. Même si les Roms sont citoyens européens, il faut le rappeler.

Couac : On se rend compte que les forces vives bénévoles sur le terrain sont indispensables, face à l’État qui laisse cette misère en statu quo, et surtout confie cette question à une gestion municipale (policière) qui doit beaucoup compliquer les contacts et les relations de connaissances avec les Roms. L’énergie doit parfois s’épuiser ?
PR : Oui, surtout que tout ça nous prend beaucoup de temps. C’est un enjeu pour nous de trouver des personnes nouvelles. Je pense qu’on va y arriver, parce que c’est un type d’investissement très concret, qui correspond à des attentes de personnes plus jeunes : devenir ami avec une famille et pouvoir les aider sur des points précis. Il est intéressant, je pense, que notre activité soit connue car on sera nécessaires, malheureusement, pendant encore un certain temps.

Couac : Les Roms sont fréquemment présentés dans la parole politique comme « un enjeu », voire « une question ». Pour les décideurs, tout enjeu implique une gestion, forcément, une gestion technique avec tout ce qu’elle peut avoir de froid et déshumanisé. Ça peut nous évoquer Hannah Harendt et son concept de banalité du mal. Le mal, celui qu’on fait à l’autre, en tant qu’action dans l’espace public. Ou comment l’application technique d’une politique peut se faire en abandonnant, par démission ou par choix, tout jugement critique, toute conviction morale…
PR : Exactement, on est en plein dedans. J’irais même plus loin, le fait qu’au niveau des responsables politiques, des personnes qui se disent de gauche usent de discours à caractère racistes, pour moi c’est beaucoup plus dangereux que tout le reste. Ça libère, banalise et légitime des pensées monstrueuses. De ce point de vue, j’ai une grande rancœur envers M. Vincent [10]. Et j’en veux à certaines personnes du conseil municipal de l’époque de ne pas avoir claqué la porte sur des choses comme cela, ce harcèlement des personnes parce qu’elles sont Roms et pauvres. J’ai été à la limite moins choqué par le discours de Sarkozy à Grenoble que par ce que faisait M. Vincent. Je me rappelle notamment l’expulsion d’un squat vers la Métare le 2 janvier 2014. Les Roms avaient enfin obtenu à partir du 1er janvier le droit de travailler en France, comme citoyens européens, et le 2 janvier ils mettent tous ces gens à la rue, en plein hiver, le lendemain du Nouvel An.

Contacts :

  • Solidarité Roms : p.rachet chez orange.fr
  • Le réseau stéphanois « Pour que personne ne dorme à la rue » regroupe des personnes et une vingtaine d’associations dont Solidarité Roms, et agit sur les questions d’accès à l’hébergement pour tous.

Pour aller plus loin :

  1. Un décryptage précis des enjeux que cristallisent les Roms : Fassin É., Fouteau C., Guichard S., Windels A., Roms et riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique éditions, 2014.
  2. L’ouvrage philosophique d’Hannah Arendt : Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, Folio histoire, 1991.

Notes

[1L’association Renaître gère un CHRS (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale) et emploie des travailleurs sociaux pour agir contre la grande précarité que subissent sans-abris, migrant-es.

[2Le Conseil général octroie une aide de 80 euros par enfant, limitée à 3 enfants. Ces revenus sont pour ces personnes roms les seuls moyens de subsistance pour assurer le minimum vital.

[3Une scolarisation des plus difficiles étant donné qu’ils vivent dans des parcs, sous les ponts, forcés à se déplacer par la police municipale qui va jusqu’à les réveiller la nuit afin de les harceler, les effrayer et les forcer à partir.

[4Le Tribunal Administratif a par la suite contraint le CCAS à réexaminer les dossiers, preuve de l’illégalité de cette politique.

[5Arrêté municipal du 1er avril 2015 « sur la tranquillité publique à Saint-Étienne », à nouveau pris au printemps 2016. La justice administrative a en revanche ordonné le 6 janvier 2016 la suspension d’un article de l’arrêté qui interdisait sans limitation de durée « la récupération et le chiffonnage » du contenu des poubelles présentes sur la voie publique.

[6Réseau des Acteurs de l’Hébergement et du Logement.

[7À leur arrivée, les membres de la communauté italienne de Vénissieux (la plus importante de la région) étaient originaires de trois villages du Val d’Aoste, distants d’une quinzaine de kilomètres.

[8Pour le sociologue Erving Goffman, présenter un groupe ethnique, une nationalité ou une religion comme « hors des normes sociales », ou encore lui attribuer un penchant pour la criminalité sont des variantes de la stigmatisation. Voir Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (1963), traduit de l’anglais par Alain Kihm, coll. « Le Sens commun », Éditions de Minuit, 1975.

[9Fabienne Buccio à la tête de la Préfecture de la Loire de 2011 à 2015 et, depuis, préfète du Pas-de-Calais, pour « gérer » notamment… l’expulsion du bidonville de Calais.

[10En septembre 2013, Maurice Vincent a signé avec d’autres élu-es PS de grandes villes, une tribune dans le Journal du Dimanche pour soutenir les propos et l’action de Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, vis-à-vis des Roms. Celui-ci avait notamment déclaré que « les Roms ont vocation à rester en Roumanie ou à y retourner », ou encore qu’ils ont « des modes de vie extrêmement différents des nôtres qui évidemment sont en confrontation », propos pour lesquels le Mrap avait déposé plainte pour provocation à la haine raciale.


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