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Publié le 31 octobre 2020 | Maj le 9 novembre 2020

L’Occident et les djihadistes : chronique d’une hypocrisie


« Nous sommes en guerre ». Depuis l’atroce assassinat par décapitation de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie au collège du Bois d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), par un jeune fanatique de 18 ans, Abdoulakh Anzorov, la rhétorique martiale de la défense des « valeurs républicaines » contre « l’hydre islamiste » s’exprime avec une véhémence inédite.

« Profitant de cette tragédie » (comme l’a innocemment suggéré Christophe Barbier), l’État s’est lancé dans une nouvelle offensive islamophobe visant à la persécutionvoire à la dissolution de toute une série d’organisations et d’associations musulmanes. On a vu ces derniers jours des personnages que l’on pensait définitivement relégués aux poubelles de l’histoire ressurgir de leur néant propre, tel François Fillon qui a exigé que l’on bannisse le voile « de tout l’espace public ». La chaîne détenue par Vincent Bolloré, CNews (sorte de Fox News à la française en état de radicalisation permanente), est la tête de gondole d’un déchaînement médiatique inouï [1], qui voit se succéder du matin au soir politiciens d’extrême-droite et commentateurs racistes. Les uns appellent à la « criminalisation de l’idéologie », les autres au « retour du service militaire », voire au « rétablissement du bagne » (qui permettrait, selon l’éditorialiste maison Guillaume Bigot, d’envoyer les djihadistes sur les îles Kerguelen). Un animateur se lamente de ce que « c’est l’État de droit qui est le synonyme de notre désarmement », l’un de ses invités nous enjoint d’« accepter l’idée que certaines immigrations sont incompatibles avec la France », tandis qu’un autre appelle à « mettre en cause tous les collabos des islamistes »…

Attardons-nous sur cette dernière expression. À chaque nouvel attentat sur le sol français se cristallise la figure de « l’ennemi absolu » [2] contre lequel il s’agit, comme l’a énoncé Macron avec emphase, de mener un « combat à mort » [3]. Face à la barbarie du décapiteur obscurantiste se dresse l’Occident des Lumières, des droits humains et de la liberté d’expression. Mais de quelle hypocrisie le discours sur l’antagonisme entre « démocraties occidentales » et « terrorisme islamiste » – obsessionnellement relayé par nos gouvernants depuis au moins deux décennies – est-il le nom ? La traque des « complicités intellectuelles » du terrorisme et la dénonciation opportune de « l’islamo-gauchisme " [4] ne sont-elles pas de grossiers subterfuges permettant de dissimuler la responsabilité historique (et toujours actuelle) de l’impérialisme occidental lui-même et de ses alliés ? Ce monstre que les démocraties libérales prétendent combattre, n’est-il pas en fin de compte leur propre créature ?

Février 1983 : Ronald Reagan avec les leaders moudjahidines afghans au Bureau Ovale de la Maison Blanche

Un bref retour en arrière s’impose. À la fin des années 1970, l’armée américaine vient de subir une cinglante défaite au Vietnam. Les victoires des luttes de libération nationale en Angola et au Mozambique ou encore de la révolution sandiniste au Nicaragua sont perçues par le camp atlantiste comme les signes d’une offensive globale à laquelle il s’agit de mettre un coup d’arrêt. C’est ainsi que les États-Unis décident dès l’été 1979 – avant même l’intervention de l’Armée rouge donc – d’appuyer la rébellion islamiste qui s’oppose au gouvernement communiste afghan fraîchement installé au pouvoir (et soutenu par l’URSS). Après une première directive signée par Carter en juillet, restreinte à un soutien logistique et propagandiste, l’administration américaine autorise, dans la foulée de l’invasion soviétique, la livraison d’armes aux moudjahidines (« combattants de la foi engagés dans le djihad ») afghans. Décembre 1979 : c’est le début du « programme afghan » de la CIA qui se met en place dans une collaboration étroite avec les services saoudiens et pakistanais.

Un personnage alors méconnu mais dont la carrière ultérieure lui vaudra une renommée internationale joue un rôle non négligeable dans cette séquence : il s’agit d’Oussama Ben Laden. L’ambassadeur saoudien aux États-Unis de 1983 à 2005, Bandar Ben Sultan, qui a assuré une fonction d’intermédiaire durant le conflit afghan, raconte : « Nous étions en relation avec Ben Laden quand la CIA et l’Arabie saoudite aidaient nos frères moudjahidines en Afghanistan à se débarrasser des forces soviétiques. Oussama ben Laden m’a dit : “Merci. Merci de nous amener l’aide américaine.” » [5]. Issu d’une famille de milliardaires saoudiens, Ben Laden est approché par le prince Turki al-Fayçal (à cette époque chef des services secrets de l’Arabie Saoudite) pour organiser le recrutement de volontaires djihadistes à destination de l’Afghanistan [6]. C’est ainsi qu’il y est reçu par Djalâlouddine Haqqani, l’un des principaux chefs militaires de la coalition islamiste, abondamment financé par l’Inter-Services Intelligence pakistanais et la CIA – à hauteur de plusieurs dizaines de millions de dollars. Avant de devenir la bête noire des États-Unis, Haqqani était en effet pour eux un « atout précieux » contre la menace soviétique. Ses succès militaires dans les années 1980 sont ainsi loués par le député américain Charles Wilson, chargé du « programme afghan » auprès du président Reagan, qui le considère comme « une bénédiction ». Il fut même, dit-on, reçu à la Maison Blanche par Ronald Reagan qui voyait en lui un « freedom fighter » [7].

En France, journalistes et intellectuels rivalisent de lyrisme pour soutenir les « combattants de la foi » contre « l’envahisseur russe ». Comme l’explique Denis Souchon [8], « peu importe que la quasi-totalité de ces combattants héroïsés soient des musulmans traditionalistes, intégristes, même. À cette époque, la religion n’est pas nécessairement perçue comme un facteur de régression, à moins qu’elle s’oppose, comme en Iran au même moment, aux intérêts stratégiques occidentaux ».

Le Monde écrit ainsi dans son édition du 20 mai 1985 : « Les Afghans ont la pudeur et le fatalisme qu’implique une confiance absolue en la volonté d’Allah. On dirait qu’il n’existe pas de mode de vie plus attrayant ni d’occupation plus élevée que celle de combattant de la guerre sainte. Elle rapproche chacun de la vie du Prophète ».

Bernard Henri-Lévy, déjà, enfilant son costume de propagandiste zélé de l’impérialisme euro-atlantique (qu’il ne quittera plus), déclare [9] : « Les Afghans ne peuvent vaincre que s’ils ont des armes, ils ne pourront vaincre des chars qu’avec des fusils-mitrailleurs, ils ne pourront vaincre les hélicoptères qu’avec des Sam-7, ils ne pourront vaincre l’armée soviétique que s’ils ont d’autres armes (…). Je crois qu’aujourd’hui les Afghans n’ont de chances de triompher que si nous acceptons de nous ingérer dans les affaires intérieures afghanes ».

Il ne croyait pas si bien dire. En 1986, alors que la situation militaire sur le terrain semble stagner, les États-Unis prennent l’initiative d’une escalade qui fait basculer le rapport de forces en abolissant le contrôle soviétique de l’espace aérien : ils décident d’équiper les moudjahidines afghans de missiles sol-air Stinger capables de frapper les hélicoptères et avions de combat (voir photo d’illustration plus haut).

Le tournant des années 1980 marque en France une bifurcation idéologique de laquelle nous peinons d’ailleurs toujours à sortir. Avec l’arrivée sur le devant de la scène médiatique des « nouveaux philosophes » (dont BHL est le porte-étendard) commencent la criminalisation de l’hypothèse communiste, la disqualification du marxisme, l’apologie sans nuance de la démocratie libérale et de l’économie de marché. Au même moment (et singulièrement au cours du premier mandat de Mitterrand), on assiste à l’effacement progressif, dans les discours officiels, du nom « ouvrier » au profit du nom « immigré ». C’est par exemple un ministre socialiste (et non quelque obscur conseiller départemental du FN) qui affirme en 1983 que les grévistes de Renault – en effet majoritairement algériens ou marocains – sont des « travailleurs immigrés agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ». Avant que Laurent Fabius, premier ministre de Mitterrand, ne déclare en 1984 que Jean-Marie Le Pen « pose les bonnes questions ».

Alors que les moudjahidines afghans sont quasi unanimement encensés dans leur lutte contre l’empire soviétique, les lois scélérates et persécutoires se succèdent ciblant les prolétaires issus de l’immigration post-coloniale, dans un contexte de « lepénisation » accélérée des esprits. Parallélisme faussement paradoxal qui ne cessera de se vérifier par la suite : l’impérialisme instrumente sans vergogne l’islamisme à l’extérieur de ses frontières cependant qu’il approfondit le racisme d’État et l’islamophobie domestique.

En Afghanistan, l’administration américaine ne pensait au départ que déstabiliser son rival soviétique, ne croyant pas à une victoire des moudjahidines. Elle réalise pourtant son objectif stratégique : l’Afghanistan est devenu pour l’Union soviétique ce que le Vietnam avait été pour les États-Unis. Au terme de 10 ans d’une guerre épuisante et de pertes considérables, l’Armée rouge est contrainte de se retirer en 1989. Un an plus tard, l’URSS s’effondre.

Au total on estime que jusqu’à 35 000 djihadistes étrangers issus de 43 pays différents ont participé à la guerre d’Afghanistan. Beaucoup trouveront à se redéployer au cours des années suivantes sur différents théâtres de conflit, des Balkans au Maghreb en passant par le Caucase. Le réseau afghan mis en place par Ben Laden fournit la base de ce qui deviendra Al-Qaïda – véritable plateforme organisationnelle du djihadisme international.

Le 15 janvier 1998, Le Nouvel Observateur demande à Zbigniew Brzezinski, conseiller pour les affaires de sécurité du président américain James Carter, s’il « ne regrette pas d’avoir favorisé l’intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes, des conseils à de futurs terroristes ». Sa réponse : « Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »

P.-S.

La suite de cet article à lire sur le site acta.zone

Notes

[2Sur le « tournant schmittien » des démocraties libérales, voir Alain Brossat,« Les petits soldats de la nouvelle guerre froide en Asie orientale », ACTA, 21 octobre 2020.

[3Voir les déclarations belliqueuses de Macron rapportées par la presse ces derniers jours : « L’ennemi est clairement identifié. Il veut notre mort. Nous allons donc livrer un combat à mort… La République est bonne fille, mais elle ne se laissera pas violer. Si nous ne prenons pas ce combat à bras-le-corps viendra le temps difficile des affrontements et des milices. Nous allons décapiter les organismes islamistes. […] Je veux qu’à n’importe quelle heure du jour et de la nuit les islamistes se sentent en danger en France ».

[5Robert S. Dudney, « Verbatim Special : War on Terror », Air Force Magazine : 40–48,‎ décembre 2001. Sur le rapport de proximité entre Bandar Ben Sultan et la famille Bush, voir le film de Michael Moore, Fahrenheit 9/11.

[6Selon certaines sources, l’idée de créer une « légion étrangère de djihadistes » pour soutenir le combat contre l’URSS en Afghanistan trouverait sa source chez Alexandre de Marenches, alors directeur du SDECE (renseignement extérieur français), anti-communiste revendiqué et fondateur en 1976 du Safari Club, au sein duquel il se réunissait avec ses collègues saoudiens et iraniens notamment. Voir Peter Dale Scott, La route vers le nouveau désordre mondial, Éditions Demi-Lune, 2010.

[7Il n’est d’ailleurs pas de meilleure illustration du soutien enthousiaste des puissances occidentales envers les djihadistes afghans que la dernière partie du film Tuer n’est pas jouer (quinzième opus de la saga James Bond, le premier où 007 est incarné par Timothy Dalton), sorti en 1987 – en pleine guerre d’Afghanistan donc. On y voit entre autres choses l’agent du MI6 s’échapper d’une base militaire soviétique en compagnie d’un individu qui se révèle être un commandant rebelle de haut rang – personnage au demeurant fort sympathique et fort souriant ayant fait ses études à Oxford – avec qui il se lie. À la toute fin du film, dans une scène qui n’a aucun rapport direct avec le déroulement de l’intrigue, Bond fait sauter un pont permettant aux valeureux moudjahidines à cheval de s’enfuir alors qu’ils étaient traqués par des soldats soviétiques sans pitié. Tandis que les blindés de l’Armée rouge sont détruits par l’écroulement du pont, les moudjahidines saluent la générosité de leur bienfaiteur – lui-même s’envolant vers d’autres cieux avec le sentiment du devoir moral accompli.

[8Denis Souchon, « Quand les djihadistes étaient nos amis », Le Monde diplomatique, février 2016.

[9Journal télévisé de la nuit de TF1, 29 décembre 1981.


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