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ANALYSES ET RÉFLEXIONS URBANISME - GENTRIFICATION - TRANSPORT
ST-JULIEN MOLIN MOLETTE   AUTOROUTE A45 (2016 - 2018)
Publié le 6 février 2017 | Maj le 23 avril 2020

Maudits carriéristes


[Les dossiers COUAC]

De singulier, il n’a pas que son nom, Saint-Julien-Molin-Molette, ou le nom de ses habitant’es, les Piraillons et les Piraillonnes. Son histoire et sa topographie également font de ce village un lieu vraiment hors du commun. Si volonté politique il y avait, on imaginerait volontiers un avenir radieux à cette commune exceptionnelle. Mais le développement capitaliste mégalomane ne voit pas les choses ainsi.

Situé sur le versant méridional du Pilat, dans le parc naturel régional, le village de Saint-Julien-Molin-Molette est entouré de sapins et de hêtres sur les versants orientés nord, de prairies et de taillis de feuillus sur les pentes les mieux exposées et les fonds de vallon.

Territoire traditionnellement dominé par l’agriculture, le paysage a été profondément marqué par l’installation, après les révoltes des Canuts de Lyon, d’usines textiles utilisant la force motrice du Ternay puis leur modernisation progressive. Depuis la ferme-usine du XVIIe siècle jusqu’au complexe sophistiqué du début du XXe, le village s’est construit en suivant les évolutions techniques de l’industrie de la soie naturelle.

Se promener dans Saint-Julien-Molin-Molette donne de fait le sentiment de parcourir un musée en plein air du capitalisme. Dans la suite logique de la chute de l’industrie textile française, ce patrimoine industriel atypique a attiré depuis les années 70 des artistes et artisan’es de tous horizons, repeuplant le village de façon originale.
Son patrimoine architectural, sa population créative, son paysage magnifique et sa bonne desserte pourraient faire de ce village une étape pour le tourisme régional et un lieu agréable à vivre pour ses 1234 habitant’es (illes étaient le double au début du siècle dernier). Si ce n’était un horrible point noir dans la tranquillité et la beauté des paysages : la carrière de Delmonico-Dorel.

La profitable carrière de Delmonico-Dorel

Cette boîte qui se présente comme une « entreprise familiale » est en réalité un groupe regroupant onze sociétés, employant 188 salarié’es, enregistrant un chiffre d’affaires annuel de 58 millions d’euros (en 2015) et sur la période de 2005 à 2013, une croissance de 60 %. On est loin de l’image d’Épinal que DD (de son petit nom) voudrait nous vendre en prétendant qu’il a « développé ses activités petit à petit, avec pragmatisme et sagacité ». Sur les communes de Saint-Julien-Molin-Molette et de Colombier, il emploie seulement 3 à 9 personnes selon les saisons – les autres salarié’es étant en fait des chauffeur’es de camions qui travaillent pour la branche transport du groupe et sont situé’es sur d’autres communes [1].

Le groupe Delmonico-Dorel exploite la carrière depuis 1983. Elle y extrait du granit dur — un minerai servant essentiellement aux remblais et fondations des routes. D’abord sur une surface inférieure à six hectares et pour une production annuelle de 50 000 tonnes par an. Une première extension a lieu en 2000, augmentant de près de quatre hectares le domaine d’exploitation, puis une seconde, en 2005, portant ce terrain à plus de 11 hectares en tout, pour une extraction de 150 000 tonnes par an. À chaque extension, des hectares entiers de forêts et de terres agricoles disparaissent aux seuls profits de l’industriel privé et au détriment d’activités locales plus durables et respectueuses de l’environnement. L’autorisation pour la dernière extension, accordée en 2005, a toutefois été doublée d’une fin de droit d’exploitation et d’extraction en 2020, avec nécessité de "réhabilitation paysagère".

La carrière de granit dur de la société Delmonico-Dorel, ce n’est pas seulement une "verrue dans le paysage" visible depuis le site classé des crêts du Pilat. Ce sont aussi des conséquences désastreuses sur la vie et la santé des riverains. Les massifs granitiques d’Auvergne contiennent en effet de l’uranium et du thorium en quantité plus importante qu’ailleurs. Un taux de 2000 Bq/m — a été relevé dans un rez-de-chaussée de Saint-Julien-Molin-Molette, là où l’OMS préconise de ne pas dépasser 300 Bq/m — au regard du risque de cancer du poumon. Les poussières dispersées dans l’air par l’extraction de granit exposent les personnes travaillant sur le site à un risque de contracter la silicose comparable à l’exploitation de l’amiante [2]. À ces risques sanitaires, s’ajoutent les nuisances sonores dues aux explosions régulières et aux passages répétés de camions dans le centre du village, dont les rues sont d’ailleurs trop étroites pour qu’ils puissent se croiser facilement et sans danger.

Aujourd’hui, Delmonico-Dorel entend passer outre ses engagements qui l’obligeraient à arrêter l’exploitation et à remettre en état le site d’ici à 2020, et imagine même tripler sa production. Soutenu par la préfecture de la Loire dans son projet mégalomane, l’industriel espère extraire 500 000 tonnes de granit par an (au lieu des 150 000 actuellement). Cela impliquerait, outre la destruction de nouvelles terres agricoles, le passage d’un poids lourd toutes les 1 minute 45 dans le centre du village [3].

La préfecture va au charbon pour DD

En 2006, la commune prépare son nouveau Plan local d’urbanisme, qui doit prendre la suite du Plan d’occupation des sols (POS). Or, dans ce projet, la municipalité ne mentionne aucun changement d’affectation des parcelles ni aucun déclassement de terres agricoles en terrain de carrière.

Au printemps, coup de théâtre : Evence Richard, le tout nouveau préfet de la Loire (et ancien directeur de la protection et de la sécurité de l’État), enjoint au maire de Saint-Julien de mettre le POS en conformité avec le Projet d’intérêt général (PIG) qu’il vient de décréter. Conscient du ras-le-bol des habitant’es, le Conseil municipal vote cependant majoritairement contre toute transformation (le 30 juin 2016). Mais la Préfecture de la Loire revient à la charge et expose la nécessité de développer et d’étendre le bail du carrier, en augmentant la surface exploitée. Le préfet engage une procédure de "mise en compatibilité du POS avec une déclaration d’intérêt général portée par l’État". Les responsables du Parc Naturel Régional du Pilat étudient au plus vite le dossier de PIG et décident d’émettre un avis défavorable du fait du manque de justification du projet (qui ne fait, selon le Collectif des Habitants et des Riverains contre l’extension de la Carrière, que reprendre point par point l’argumentaire de l’exploitant) et de l’absence de prise en compte de la charte du Parc.

Si l’intérêt particulier des dirigeants du groupe Delmonico-Dorel semble évident, l’intérêt général de ce projet, que ce soit pour les habitant’es du village ou pour le département, est plus difficile à identifier. À moins qu’un énième Grand Projet Inutile ne nécessite, sur ce territoire, d’extraire à échelle industrielle du minerai de remblai ?

Et un PIG de plus !

En toute logique, l’intérêt général devrait dépasser l’intérêt privé. C’est ce qui ressort de la définition d’un PIG :

En France, un Projet d’intérêt général désigne dans le domaine de l’aménagement du territoire un projet d’ouvrage, de travaux ou de protection, jugé d’utilité publique. Peut constituer un PIG tout projet d’ouvrage, de travaux ou de protection présentant un caractère d’utilité publique […] destiné à la réalisation d’une opération d’aménagement ou d’équipement, au fonctionnement d’un service public, à l’accueil et au logement des personnes défavorisées ou de ressources modestes, à la protection du patrimoine naturel ou culturel, à la prévention des risques, à la mise en valeur des ressources naturelles ou à l’aménagement agricole et rural (…). (Wikipédia)

Un profit individuel ou capitaliste peut toutefois fort bien se glisser dans un projet déclaré d’intérêt public. Vinci et les autres bétonneurs l’ont compris depuis un bon moment. L’État peut faire passer en force l’appétit de grands groupes. Ici, un carrier qui se présente comme une petite entreprise familiale.

Pour valider la procédure, tout PIG comporte une étape d’enquête publique auprès de la population. Cette dernière arrive curieusement en fin de protocole, lorsque tout paraît décidé, verrouillé techniquement et non négociable. Un commissaire-enquêteur indépendant est mandaté pour tenir une permanence à la mairie et procéder à des auditions sur « le terrain ». Le nouveau préfet semble quant à lui, et malgré sa position de décisionnaire final, n’être jamais venu dans le village. Un registre papier, en accès libre, mentionne tous les entretiens et remarques exprimés lors de l’enquête.

La participation n’est pas restreinte aux habitant’es du village, celles et ceux des communes voisines sont aussi invité’es à donner leur point de vue sur l’intérêt général d’un tel projet. Ouverte sur une durée d’un mois, l’enquête servira à donner un avis motivé à la préfecture. Cet avis n’est pas un referendum, il reste consultatif et le préfet peut donc en faire fi. Cette mascarade démocratique s’est aussi illustrée, pendant l’enquête, par une affluence massive et spontanée des salariés du groupe Delmonico-Dorel qui auraient bénéficié, pour l’occasion, de congés pour aller témoigner de leur passion d’entreprise. C’est ce qu’on appelle "mettre toutes les chances de son côté" !

Si, dans le cas de l’extension de sa carrière, Delmonico-Dorel a réussi à racheter au préalable les futurs terrains nécessaires à son projet, que penser de son argument de déviation du village par une rocade ? Aveu de toute-puissance dans l’art de saccager ? Sans cela, n’aurait-il pas été obligé de déloger quelques paysans ? Dès lors que l’intérêt général est en cause, n’aurait-il pas été plus honnête et logique d’enclencher une procédure de DUP ? Différente du PIG, elle permet de réaliser des aménagements sur des terrains privés en les expropriant si besoin.

Sans aller jusque-là, on se rend compte qu’un PIG peut en cacher un autre. Il existe en effet un lien avec le projet d’autoroute A45, lui aussi décrété d’intérêt général et fortement contesté. D’après les pouvoirs publics, la carrière de St-Julien serait la seule à pouvoir produire localement les granulats constituant les enrobés de l’autoroute. Dans la nature, les choses sont drôlement bien faites, n’est-ce pas ? Voilà comment on peut habilement transformer un petit business de cailloux en un super projet indispensable pour le bien commun. À quand les constructeurs de camions-bennes déclarés d’intérêt public pour répondre aux besoins de la carrière de St-Julien ?

Des grains de sable dans la carrière de granit : une histoire de collectif

Cette histoire aurait pu passer inaperçue — comme le restent trop souvent les collaborations des pouvoirs publics avec les entreprises privées. C’était sans compter sur l’attention accrue portée au développement du territoire par certain’es habitant’es du village depuis plus de 20 ans.

L’association "Bien vivre à Saint-Julien" a été la première à se lancer dans cette lutte de David contre Goliath lors de la demande d’extension de 2016. Elle travaille sur le dossier, fait pression pour enrayer ce grignotage industriel du paysage tout proche du village et s’engage dans un recours au tribunal administratif pour contester et entraver la soif de profit de l’exploitant. La procédure n’aboutit cependant pas, pour des questions de forme…

Fort’es de cette expérience, pour cette nouvelle demande, les résistant’es se sont organisé’es en Collectif (d’habitant’es et de riverain’es). Une revendication, ferme et simple, estampille chacune de leur production écrite et déclaration publique :

nous sommes simplement citoyens de ce village que nous avons choisi d’habiter et de défendre car nous l’aimons. Le collectif d’habitants et riverains de Saint-Julien-Molin-Molette, réclame la remise en état du site conformément à l’arrêté préfectoral de 2005 et l’arrêt définitif de l’exploitation du site en 2020.

Pour atteindre leur but, qui semble être non négociable, ils se rencontrent mensuellement depuis deux ans et s’organisent en commissions pour que toutes les composantes puissent prendre part à leurs niveaux, avec leurs envies, leurs disponibilités et leurs savoirs.

L’information des habitant’es est primordiale. Dans une commune où la politique municipale prône la discrétion et l’évitement des clivages, le collectif a produit son propre organe de communication qu’il distribue dans chaque foyer. Le "Piraillon Mag", au nombre de sept numéros, épluche les nouvelles, développe et met à jour les arguments contre l’extension de la carrière. Il s’agit parallèlement de faire entendre sa voix. En allant aux réunions publiques préélectorales du département de la Loire (M. Bonne, réélu le 2 avril 2015 à la présidence du département, déclare que la carrière est une anomalie et une verrue dans le Parc Naturel du Pilat et que la déviation ne sera pas finançable sur des fonds publics), en déposant des plaintes auprès de la DREAL (Direction régionale environnement, aménagement, logement), en rencontrant les différentes institutions en charge de ce territoire (Syndicat des 3 rivières, Communauté de communes des Monts du Pilat, Parc Naturel Régional du Pilat) et, enfin, en forçant la mairie de Saint-Julien-Molin-Molette à prendre position. L’expérience précédente montre en effet que le silence de la mairie ne valait pas pour un soutien, il fallait leur soutirer.

À force de courriers, de rendez-vous, de pétitions (670 signatures en décembre 2015), de recherche de fond sur ce passionnant sujet qu’est l’extraction de cailloux, après avoir chanté (DDgage, chanson écrite pour cette lutte), tenu des tables d’infos, tendu des banderoles et affiché des panneaux « à vendre » sur plusieurs maisons lors des événements locaux et, surtout, mobilisé quelques centaines de personnes lors de la fête de la musique et de divers rassemblements, le conseil municipal s’est enfin prononcé contre la procédure de Projet d’intérêt général. Tout comme le Parc Naturel Régional.

Toutes ces actions, sensibilisations, mobilisations ont été et sont encore pensées dans une perspective légale. Les membres du collectif ont des affinités et relations à la lutte assez disparates, tout comme le sont les raisons pour lesquelles ils et elles défendent l’application de l’arrêté préfectoral de 2005. Les forces vives se sont jusqu’à présent plutôt réunies dans une perspective citoyenne de défense d’un territoire de vie et d’activité visant à développer un cadre de vie sociale, associative, artisanale et culturelle riche mais mis à mal par l’implantation et le projet d’extension de la carrière Delmonico-Dorel.

Ces derniers temps, depuis que le préfet de la Loire a jugé opportun de soutenir l’entreprise privée multisectorielle Delmonico-Dorel en considérant qu’il s’agit d’une affaire « d’intérêt général », le ton se durcit et le propos du collectif tend à s’élargir et à s’ouvrir. Deux rencontres autour des films « L’intérêt général et moi » et « Plogoff : des pierres contre des cailloux » ont permis d’envisager d’autres modèles d’actions et de revendications.

De nouvelles actions sont annoncées et un recours au tribunal administratif est à l’étude afin d’obtenir le respect des engagements de 2005 et la fermeture de la carrière à l’horizon 2020. Le Collectif fait ainsi valoir dans un communiqué de juin 2016 :

L’autorisation actuelle d’exploitation prend fin en 2020. Il était entendu que c’était la dernière, le Parc Naturel Régional du Pilat s’était engagé dans ce sens, et les riverains pensaient qu’ils allaient pouvoir enfin rouvrir leurs fenêtres, respirer autre chose que des poussières chargées de radon, et marcher sur les trottoirs avec leurs enfants sans trembler à chaque approche de poids lourd. Bref ils patientaient avec espoir.

P.-S.

Notes

[1Site officiel de Delmonico-Dorel.

[2Francis Blanchet, ancien expert en mesures nucléaires auprès du Tribunal de Grande Instance de Grenoble in Piraillon Mag, no 5.

[3Estimation réalisée avec un tonnage moyen de 20 tonnes par camion, 220 jours ouvrés par an et une circulation des camions de 7h à 19h approximativement. Source : Piraillon Mag, n° 2, février 2015


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