Actualité et mémoire des luttes à Saint-Étienne et ailleurs
MÉMOIRE MOBILISATIONS - LUTTES / MOUVEMENT OUVRIER / TRAVAIL - PRÉCARITÉ
SAINT-ÉTIENNE  
Publié le 29 novembre 2023 | Maj le 9 novembre 2023 | 1 complément

1947 : la « révolution » à Saint-Étienne


À la fin de l’année 1947, les grèves se multiplient, à Saint-Étienne comme ailleurs, préfigurant la grande grève des mineurs de 1948. Elles culminent avec le rassemblement du 29 novembre, aux abords de la Préfecture. Le texte reproduit ci-dessous est un témoignage de Joseph Sanguedolce, extrait de son ouvrage Parti pris pour la vie et initialement repris ici.

Moins de trois ans après la Libération, l’écart se creuse entre les profits capitalistes et les salaires des travailleurs qui jouent un rôle décisif dans la relance économique du pays. Las d’attendre des réponses favorables à leurs revendications, les syndicats, poussés par les travailleurs, lancent des actions. En ce début d’année 1947, des grèves éclatent dans la sidérurgie, la métallurgie, à la mine de Roche la Molière, à l’Arsenal de Roanne, à la M.A.S., à la SNCF, dans le textile, le bâtiment...

Ces grèves se généralisent. Elles ont un prolongement à l’Assemblée Nationale où deux politiques s’affrontent : celle de la SFIO qui, soutenue par la droite, préconise le blocage des salaires alors que les prix continuent à grimper, et celle du Parti Communiste qui soutient les revendications qui devraient, selon lui, bénéficier d’une amélioration de leur pouvoir d’achat, devenue possible avec les résultats positifs de l’économie nationale. C’est sur cette question que le 4 mai 1947 seuls les 186 députés communistes votent leur proposition d’augmentation des salaires, traitements et pensions. Au nom du principe de la solidarité gouvernementale, le président du Conseil, Paul Ramadier, chasse par décret les ministres communistes du gouvernement. Sous des prétextes les plus divers, les gouvernements de Belgique, du Luxembourg et de l’Italie font de même.

Les « souhaits » exprimés à plusieurs reprises depuis 1946 par les dirigeants britanniques et américains sont maintenant exaucés : place au Plan Marshall, appliqué à l’Europe aux conditions américaines. Dès la fin des congés, les grèves reprennent avec plus de force et s’élargissent à de nouvelles branches industrielles. La commission exécutive de l’UD-CGT prépare alors la journée nationale de lutte fixée au 29 novembre.

La revendication principale est la fin du blocage des salaires, décision qui dépend du gouvernement. Les syndicats de tout le département préparent le déplacement des salariés sur Saint-Étienne où la manifestation doit aller de la Bourse du Travail à la Préfecture. La veille, des incidents se produisent autour de la gare de Châteaucreux. En grève depuis le 26 novembre, les cheminots occupent le dépôt de la gare, le trafic est paralysé et les tentatives de la direction pour sortir les motrices sont restée vaines. Le préfet décide alors de faire évacuer les locaux en utilisant d’importantes forces de police. Le 28 novembre, à 18h, les CRS investissent les locaux. Les ouvriers des entreprises voisines, alertés, manifestent leur solidarité aux cheminots. Des heurts se produisent et Robert Fayat, secrétaire de l’UD-CGT, est interpellé et conduit au commissariat. Les policiers ont en main une liste de noms de militants à arrêter. Les cheminots forment un barrage pour protéger leurs dirigeants et c’est ainsi que Louis Emery, Emile Bernard, René Bacher et Philippe Freycon leur échappent. Cependant, la police réussit à occuper la gare mais ne peut entrer au dépôt où les cheminots se sont retranchés, massivement aidés par la population du quartier du Soleil, tout proche. La bataille rangée qui se prépare risque d’avoir de graves conséquences. C’est alors que le préfet demande à son directeur de cabinet de prendre contact avec le comité de grève. Très rapidement, des négociations s’engagent entre les représentants du préfet et deux grévistes. Un accord est conclu : les cheminots peuvent maintenir l’occupation des locaux, sauf dans la gare où 30 policiers resteront en permanence. Le préfet Faugère cède aux grévistes et demande que « les denrées périssables en souffrance dans les gares soient distribuées aux familles de cheminots ». Ainsi cette journée tumultueuse qui a frôlé l’affrontement se termine par un compromis destiné à apaiser les travailleurs. La préparation de la manifestation du 29 a pesé dans la discussion car le préfet connaît leur profond mécontentement.

Les syndicats CGT des mineurs, métallurgistes, fonctionnaires, ouvriers du bâtiment... préparent donc la journée du 29. Le mot d’ordre est l’augmentation de 25% des salaires, traitements et pensions. La plupart des entreprises sont occupées par les grévistes. Plusieurs points de rencontre sont décidés. Une manifestation part de Firminy. Elle rassemble les grévistes du Chambon-Feugerolles, Solaure à Saint-Étienne, de La Ricamarie et du Chambon-Feugerolles. Après trois heures de marche, ils sont 15 000 environ à arriver sur la place des Ursules. Ceux de Roche la Molière, Dourdel, Michon, Grand Coin, Tarentaize, sont environ 8000 et ceux de Rive-de-Gier, Grand-Croix, Saint-Chamond, 10 000 à se retrouver à Terrenoire. Les Roannais et ceux de la plaine ont affrété des cars. A 16h, Joseph Guigand (mineurs), Baissat (EGF), Ehni (livre) et Marcel Thibaud prennent la parole sous les acclamations de la foule. Le meeting terminé, la manifestation se forme pour se rendre à la Préfecture. À sa tête, outre Marcel Thibaud et les dirigeants de l’UD-CGT, il y a Marius Patinaud, député, et Claudius Buard, conseiller de la République.

La manifestation se heurte devant la Préfecture à un barrage policier qui interdit la poursuite de l’itinéraire. Des poussées et des débordements résultent de ce blocage. Le préfet donne l’ordre aux CRS de charger la foule. Les matraques et les coups de crosse entrent en action, assez mollement d’ailleurs : beaucoup de CRS sont issus de la Résistance. Les CRS sont peu motivés alors le préfet, furieux, donne l’ordre d’utiliser les grenades, puis les bombes lacrymogènes. La place Marengo et les abords de la Préfecture se transforment en champ de bataille. Les manifestants, bloqués dans la Grand Rue, contournent la Préfecture par les rues Dormoy et Balay. Des pavés sont arrachés et lancés.

Le préfet décide de frapper plus fort et fait appel à la troupe. Au moment où les manifestants s’engouffrent dans la Préfecture, des automitrailleuses et plusieurs jeeps arrivent en renfort, alors que les bombes lacrymogènes continuent à exploser. La colère saisit les manifestants : sans résister, ils entourent les automitrailleuses et les jeeps en criant « la troupe avec nous ». Des jeunes grimpent sur les véhicules puis Robert Fayat, secrétaire de l’UL CGT et membre de l’UD. La troupe fraternise avec les manifestants. Une plaque aujourd’hui disparue fut apposée sur la porte de la salle 66 de la Bourse du Travail de Saint-Étienne. Elle portait cette inscription : « Salle des soldats de Saint-Étienne. Le 29 novembre 1947, lors de la marche des grévistes, le gouvernement et son préfet lancèrent contre les 90 000 manifestants, trois auto-mitrailleuses du 8e bataillon des chasseurs d’Afrique, 1re compagnie. Honneur à ces jeunes qui restèrent fidèles à leur origine et refusèrent de tirer sur les travailleurs en fraternisant avec la population. »

La nuit est tombée, la Préfecture est isolée et le préfet tente vainement de téléphoner au ministre de l’Intérieur, Jules Moch. Il décide d’envoyer un émissaire auprès de lui, le sénateur MRP Barthélémy Ott, qui dit au ministre que « les communistes assaillent la préfecture » et qu’il faut « intervenir d’urgence car demain il sera trop tard » (d’après Marcel de Banville dans La France Désenchantée). Jules Moch demande alors au préfet de région, Pierre Bertaux, d’envoyer des renforts à Saint-Étienne. Lorsque trois escadrons de gardes mobiles arrivent à 4 heures du matin à Saint-Étienne, les manifestants sont retournés dans les entreprises ou dorment chez eux. Depuis 21h, l’agitation a cessé.

« La révolution de Saint-Étienne »

Les radios avaient fait grand tapage sur « la révolution de Saint-Étienne » et avaient mis en émoi les dirigeants nationaux de la CGT. Ils se tranquillisent lorsque marcel Thibaud leur indique que, malgré la provocation préfectorale et les ripostes ouvrières, tout est calme à Saint-Étienne, que les soldats et automitrailleuses sont rentrés à la caserne. Les armes et munitions récupérées seront remises à la caserne dès le lendemain matin.

La provocation n’a donc pas payé et ceux qui l’ont organisée en sont pour leurs frais. Les revendications ne sont pas satisfaites pour autant et la grève continue. Un accord précisant les modalités de l’occupation des services SNCF et PTT est conclu au lendemain de la manifestation. Le 30 novembre, le ministre du Travail fait part au bureau confédéral de la CGT de ses décisions : l’octroi d’une indemnité de 1500 francs à compter du 1er décembre aux salariés non grévistes, le maintien du blocage des salaires jusqu’en juin 1948. Consultés, les travailleurs rejettent ces décisions et la grève se poursuit, plus puissante encore. Le 7 décembre, le gouvernement transmet au bureau confédéral de nouvelles dispositions : le versement d’une prime mensuelle de 1500 francs à compter du 24 novembre à tous les travailleurs, grévistes ou non ; l’abandon du blocage des salaires et l’engagement du maintien d’un rapport stable entre les salaires et les prix ; l’établissement d’un nouveau salaire minimum garanti revalorisé à partir du 1er décembre ; l’augmentation des allocations familiales de 22% au 1er décembre et de 44% au 1er janvier 1948 ; l’absence de sanctions pour faits de grève. Le comité central national de grève examine ces propositions après avoir consulté les comités de grève dans les entreprises. Il constate le recul du gouvernement mais demande des garanties. Il décide d’appeler à la reprise du travail en raison des risques de désagrégation de la grève face à la répression très dure. La grève finalement aura permis le déblocage de certaines revendications, notamment salariales, mais laisse des traces profondes. La division syndicale est en route. Force Ouvrière s’est opposée clairement au mouvement et des affrontements, parfois physiques, ont eu lieu entre grévistes et non grévistes. Souvent, les syndicats CFTC ont joué le rôle de briseurs de grève. Certains dirigeants d’entreprises ont sanctionné des militants de la CGT. Ainsi, à la M.A.S., Cussonnet, Varenne et Planel sont licenciés, le local de la CGT fermé et les permanents syndicaux suspendus de leur mandat. Ces mesures sont de courte durée car devant l’ampleur de la protestation, le ministre décide de rétablir les droits syndicaux. Stanislas Kaminski, arrêté au cours de la grève, est pourtant condamné à 8 mois de prison : il dirigeait un piquet de grève à Roche-la-Molière et fut l’un des premier à fraterniser avec les jeunes soldats. Le pire – l’écrasement du mouvement ouvrier – a été évité, mais la scission ne put être empêchée, tandis que la situation internationale se dégradait au point que réapparaît le risque de guerre mondiale à partir de l’affrontement entre l’URSS et les USA.


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  • Voici un extrait de l’intervention de Michel Steiner du GREMMOS à propos de la grève des mineurs de 1948, dans le cadre de la journée d’études sur la violence dans le mouvement social stéphanois du 22/10/2008...

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