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ANALYSES ET RÉFLEXIONS DROITS SOCIAUX - SANTÉ
Publié le 9 août 2019 | Maj le 23 avril 2020

Les EPHAD à Sainté : pris pour des CPOM


L’histoire commence en 2010, lorsqu’est signé entre l’État, la CAF, le CCAS et les EHPAD de Saint-Étienne, le Contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM) pour quatre ans. Il s’agit, à partir des constatations réalisées par l’Agence régionale de santé (ARS), d’évaluer les besoins en termes de financements, de personnels et de moyens. Les EHPAD reçoivent trois types de financements, qui correspondent à trois grandes missions : l’hôtellerie – dont le coût est assuré par la ville –, la dépendance – prise en charge par le département via la CAF – et enfin les besoins médicaux – assurés par l’ARS. Au centre de l’évaluation se situe l’état de santé et de dépendance des personnes âgées accueillies. Pour ce faire, une agence de médecins est dépêchée dans les établissements et remplit avec les personnels des fiches pour chacun.e des habitant.e.s, en tenant compte d’un certain nombre de compétences.

À l’issue de ces évaluations, le CPOM a donné lieu à une augmentation sensible du nombre de personnel dans les EHPAD et à une amélioration de la prise en charge des personnes. Le CPOM reste en vigueur jusqu’en 2015. Puis, un nouveau contrat est préparé et doit être appliqué à partir de 2016. Les visites et évaluations se déroulent bien ; les besoins des EHPAD sont à nouveau revus à la hausse, ils sont de l’ordre de 1 780 000 € en termes de masse salariale, soit une hausse de subventions de 775 000 €. Mais surprise : les personnels reçoivent la notification d’une enveloppe de 400 000 €, somme entérinée par le conseil d’administration du CCAS.

La baisse provient du désengagement de l’État, via l’ARS, et ce choix a contribué au revirement du CCAS qui convoque un Conseil d’administration exceptionnel pour modifier l’enveloppe prévue. Le département a cherché à combler la perte sèche occasionnée en prenant à sa charge une partie du financement du volet médical. Ainsi, l’embauche prévue d’un.e diététicien.ne et d’un.e ergothérapeute est annulée. Deux soignants voient leurs contrats pérennisés et six auxiliaires de vie sociale (AVS) moins spécialisées s’ajoutent aux effectifs des différents EHPAD au lieu des personnels soignants dont le CPOM avait mis en évidence le manque. Ces hausses de personnels sont appréciables, mais insuffisantes et surtout ne répondent pas aux besoins de personnes âgées de plus en plus dépendantes.

Plus de dépendance, pas de moyens

À l’origine du problème, il y a l’évolution des résidences de personnes âgées, devenues EHPAD. La casse de la Sécurité sociale, explique l’un.e des employé.e.s rencontré.e.s, a donné naissance à une politique de maintien des personnes âgées à domicile, quitte à leur adjoindre les services d’auxiliaires, d’infirmières ou de personnels de ménage. L’entrée en établissement, retardée, implique une autonomie très réduite, ce qui alourdit grandement les missions des personnels des EHPAD, de moins en moins hôteliers, de plus en plus médicalisés : « Pour nous, le fait que ce soit des personnes plus dépendantes n’est pas problématique, on est là pour ça, mais on ne peut plus faire ce qu’ils nous demandent avec les moyens que l’on a. »

De plus, le week-end, les EHPAD sont dits en effectif cible, c’est-à-dire que les effectifs sont divisés par deux : aux Cèdres, « il y a 7 soignant.e.s par week-end pour 68 résident.e.s : 4 soignant.e.s le matin et 3 l’après-midi. Ça fait 4 professionnel.le.s pour 68 résident.e.s, dont à peine 8 à 10 se débrouillent à peu près seul.e.s, les autres nécessitant une prise en charge totale ». À l’origine, la baisse du nombre de soignant.e.s le week-end relevait du bon sens, dans la mesure où les résident.e.s rentraient dans leurs familles ou rejoignaient leur conjoint.e. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et l’ARS a défini ce qu’elle appelle un « protocole dégradé » qui prévoit une moins bonne prise en charge (pas de douche, uniquement les soins de base, etc.) pour pallier le manque de personnel dans ces moments-là.

Quant aux AVS embauché.e.s, leur bonne volonté n’est pas à mettre en doute, mais illes ne sont tout simplement pas formé.e.s au métier, et devraient s’en tenir à assister les personnels soignants dans leurs missions. En fait, organisé.e.s en brigade tournante et soumis.e.s aux diktats de la direction, illes pallient au manque de personnel et se retrouvent souvent à manier du matériel qui, mal utilisé, peut être dangereux pour les résident.e.s. « Quand vous êtes 4, que vous avez une liste de résident.e.s et que parmi les 4 il y a un saisonnier et deux AVS, ça veut dire que tous les gros dossiers sont pour vous. Et ce n’est pas faisable. C’est vraiment du n’importe quoi. »

« On devient maltraitants, pas de notre volonté mais du fait de l’institution. Nos deux missions principales, à savoir le maintien de l’autonomie et la fin de vie dans la dignité ne sont plus assurées convenablement : les gens crèvent plutôt qu’ils ne meurent. »

Quant aux protocoles de soin, ils ne sont tout simplement pas réalistes : « Pour des personnes qui ne peuvent pas s’alimenter seules on nous dit que le minimum du minimum c’est de tenter trois textures : une entrée, quelque chose de chaud et quelque chose de sucré. Vous allez essayer ces trois textures, minimum 5 minutes par texture. Il faut enchaîner les cuillères, et ce sont des personnes qui ne déglutissent pas facilement. Vous avez donc 20 minutes grosso merdo par personne, plus le temps de l’installer, etc. À 3 pour 20 résident.e.s, nous devons faire manger tout le monde en une heure. Faites le calcul, leur propre protocole ne passe pas. »

L’architecture en étages des EHPAD contribue elle aussi, dans ce nouveau contexte de dépendance, à empirer la situation : à l’heure du repas, les soignant.e.s doivent descendre une quinzaine de personnes par étage qui, en fauteuil roulant, doivent toutes emprunter le même ascenseur. Les plus dépendantes sont ainsi descendues les premières, elles patientent parfois une heure avant le repas. « On devient maltraitants, pas de notre volonté mais du fait de l’institution. Nos deux missions principales, à savoir le maintien de l’autonomie et la fin de vie dans la dignité ne sont plus assurées convenablement : les gens crèvent plutôt qu’ils ne meurent. » Le risque, dans un contexte où chaque tâche menée est cochée sur un document, c’est de voir des soignant.e.s valider leurs soins sans véritablement les mener à bien, donc mentir, sachant que la personne ne peut contredire le professionnel : la maltraitance s’installe, en silence.

« Ils nous ont articulés bien comme il faut »

Les employé.e.s des EHPAD réagissent et demandent des comptes : au siège de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes, à Lyon, on les renvoie aux politiques, on fait valoir les coupes budgétaires et le nécessaire roulement de subventions entre départements de la région, on fait miroiter une possible hausse en 2018. Quant à la mairie de Saint-Étienne et à la direction du CCAS, les employé.e.s des EHPAD cherchent à les alerter, à témoigner du traitement que subissent leurs concitoyen.ne.s au quotidien. C’est pourquoi illes installent un chapiteau devant l’hôtel de ville : « On a été entendu.e.s par tout le monde, à l’époque on avait de bien meilleures relations avec notre ancienne directrice qui, elle, nous a expliqué la situation, a fait des réunions. Elle était transparente en plus, c’est elle qui nous a donné tous les chiffres. » Quant aux élus, Ziegler en tête, ils regrettent, entendent mais ne font rien, ou pas grand chose d’efficace...

Et les familles dans tout ça ? Il existe une instance, le Conseil de vie sociale (CVS), au sein de chaque EHPAD, qui réunit les représentant.e.s des proches, du personnel et de la direction. Il est censé être le lieu d’un dialogue. Le problème : dans certaines maisons, le personnel est coupé du CVS, et la direction ne se gène pas pour cacher aux familles l’évolution de la situation et le manque de moyens, elle monte les proches contre les soignant.e.s... Les familles, de leur côté, se sentent souvent coupables d’avoir laissé là leurs proches et n’osent pas élever la voix face à une direction qui les renvoie au privé si elles ne sont pas satisfaites. Face à des personnels qui se mettent en danger pour défendre le bien-être de leurs proches, celles-ci soutiennent à présent le mouvement.

Mouvements et désignations abusives

Une nouvelle étape est franchie en 2017, en plein mouvement contre la loi travail, alors que des préavis de grève sont déposés pour l’ensemble de la fonction publique territoriale. Face à ces risques de débrayages, dans des établissements qui accueillent 24h/24 des personnes, l’employeur est en droit de désigner un certain nombre d’agents afin de s’assurer un effectif minimum et la continuité des soins. Sauf qu’à Saint-Étienne c’est l’ensemble des personnels des EHPAD qui est désigné, du 1er au 15 puis du 15 au 31 de chaque mois, de manière permanente, peu importe qu’il y ait une manifestation prévue. Cette désignation vaut pour tous les établissements accueillant du public, y compris scolaires, palliant ainsi au risque de débrayages dans tous les services de la ville. Une attaque en règle contre le droit de grève, venant d’une équipe municipale qui, il est vrai, n’a jamais exprimé beaucoup de sympathie pour les syndicats, et en contradiction avec l’esprit de la loi. Ainsi, pendant trois mois, les employé.e.s des EHPAD non seulement ne purent dénoncer leurs conditions de travail et participer au mouvement de grève, mais illes se trouvèrent empêché.e.s, du fait des désignations, d’adapter leurs horaires, de garder leurs enfants malades, etc.

« On pouvait contester de deux manières le procédé. On pouvait le faire de manière offensive, en demandant un référé, mais pour avoir le référé, il fallait avoir notre désignation en main, mandater un avocat, aller au tribunal, que le tribunal nous donne le référé, puis qu’on revienne avec, sauf que le mouvement étant pour le 20, on vous donne votre désignation 2 jours avant, vous n’avez pas le temps de demander le référé, il faut de toute façon trois mois de délais. L’autre manière, qu’on a dû se résoudre à choisir, c’est la défensive, c’est-à-dire de ne pas tenir compte de la désignation. »

Le mouvement se donne deux objectifs, dénoncer les conditions de travail ainsi que les désignations abusives : « Le 12 septembre 2017 on s’est tous donné.e.s rendez-vous devant la mairie plutôt que d’aller devant notre travail à l’heure de notre prise de poste, à 6h45 le matin, dans l’espoir d’être reçu.e.s par notre directrice pour qu’on puisse gérer ce problème de désignation, avec des personnes prêtes à retourner au boulot en cas de besoin. La direction nous a mis sur la touche jusqu’à 10 heures du matin en passant devant nous plusieurs fois. »

Finalement la directrice accepte de les recevoir et de ses propres mots admet les avoir vu.e.s mais ne pas être au courant de ce qui se passe. Elle refuse de toute façon de se voir imposer un quelconque agenda. En guise de réponse, et malgré les promesses de Ziegler d’examiner le problème, les grévistes reçoivent une mise à pied de trois jours du fait qu’illes se sont soustrait.e.s à leur devoir d’obéissance. En réponse, les 21 et 28 septembre 2017, des personnels sortent des maisons une demi-heure en solidarité avec les mis.e.s à pied afin d’interpeller à nouveau la direction. Même cause, même effet, les employé.e.s présent.e.s ce jour-là sont mis.e.s à pied, quoiqu’aucune logique ne semble gouverner ces sanctions puisque certain.e.s y échappent tandis que d’autres cumulent six jours de mise à pied.

Et maintenant ?

18 agents ont assigné leur employeur au tribunal et 15 d’entre eux contestent la sanction, dans deux procès distincts. Ils sont soutenus dans leur combat par les familles et par l’intersyndicale, mais la procédure va être longue, très longue. Et coûteuse : il manque, pour couvrir les frais de la procédure et payer l’avocat, 9 000 €. Illes organisent une vente de charité au printemps pour couvrir une partie de la somme et en appellent à la solidarité.

En attendant, « on ne voit toujours rien venir et la situation se dégrade. Certain.e.s en parlent, d’autres non mais c’est insupportable pour tout le monde ; surtout pour les personnes âgées qui vivent dedans ». La mairie abandonne progressivement les maisons dites « traditionnelles » prévues pour les personnes plus autonomes – comme c’était le cas des Hortensias – et préfère investir dans la pierre, c’est-à-dire faire construire des bâtiments comme la future Cité des aînés et en confier la lucrative gestion à un opérateur privé. C’est maintenant aux familles de prendre le relais dans les revendications, sinon les personnels finiront par se voir obligés de faire des soins délétères, des « soins business », en gros de déposer les armes. Ou de changer de boulot.

Les citations sont des témoignages de quatre employé.e.s d’EHPAD recueillis le 21 février 2018.


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