Jacques Beauffet a eu vingt ans en 1968. Il étudiait au collège littéraire universitaire rue Baulier – le campus n’existait pas encore – et faisait partie d’un petit milieu d’étudiants anti-conformistes qui s’intéressait à la musique rock ou contemporaine, à l’art ou au théâtre moderne, et se réunissait au Rizzy ou au Continental, les grands bars à terrasse de la Place du peuple, points de rendez-vous de la jeunesse de l’époque. C’est alors qu’il fait la connaissance de Paul Castella qui lisait Le traité de savoir-vivre à destination des jeunes générations, de Raoul Vaneighem :
Il avait aussi lu Debord, alors que ces livres étaient à peine sortis. Il fut le premier à m’en parler, je le voyais comme une personne déjà férue de théorie politique, il connaissait le marxisme bien mieux que nous qui n’en avions qu’une vague teinture. Quant à moi, ma seule culture politique s’était faite à travers les mouvements d’avant-garde artistique comme le dadaïsme, le surréalisme, les lettristes, etc. qui remettaient en question la société à leur manière.
La révolution est une fête !
Le début de mois de mai est calme à Saint-Étienne. Peu politisé, à l’exception de Paul, le groupe est cependant à l’affût dès le 22 mars de ce qui se passe à Nanterre puis à Paris, à Strasbourg et à Lyon. Le 7 mai, les étudiants votent en AG la grève, contre l’avis du Parti communiste français, de l’AGESE [1] et de l’antenne locale de l’UNEF [2]. Tout s’accélère le 13 mai, quand est décrétée la grève générale et que 20 000 personnes défilent dans les rues de la ville sans banderole, sans drapeau, de manière complètement spontanée, hors du contrôle des organisations syndicales et politiques [3]. À Lyon, le soir même, les insurgés prennent pendant quelques heures le contrôle de la ville et hésitent à prendre les armes, avant que l’armée se déploie. Prenant conscience de l’ampleur d’un mouvement qui dépasse largement les milieux étudiants, la bande se réunit le lendemain à l’université et décide d’agir plus fermement et de manière plus organisée que précédemment :
Nous n’avions pas d’objectif, si ce n’est de donner corps à une révolte qui les animaient tous, c’était une révolte spontanée, sans un projet ou une finalité claire. (…) Paul était le plus impliqué, le mieux informé et le plus prompt à se déplacer, il est à la fois devenu notre théoricien et notre tribun qui intervenait lors des réunions précédant les manifestations.
Le groupe, qui compte à peine une douzaine de personnes, prend le nom de Comité d’action pour le pouvoir des conseils ouvriers (CAPCO) [4] et va chercher son inspiration du côté du situationnisme et de l’anarchisme : son premier tract « Des occupations » définit mai 68 comme la plus grande grève sauvage de tous les temps, contre la volonté des pouvoirs constitués et critique toute forme de travail. Il exige d’abord l’annulation des examens de fin d’année, qu’il obtient aisément, puis décrète l’occupation de l’université : le hall d’entrée devient vite une salle d’accueil où se tiennent réunions et débats, préparations d’actions, les murs sont tapissés de graffitis et les étages sont aménagés avec lits de camps, réchauds et électrophones. L’ambiance est bon enfant et décontractée :
Nous voulions mettre en pratique la manière dont devait être pour nous une révolution, à savoir une fête et brandir dans l’esprit de Dada l’esprit de la provocation contre l’esprit militant et sérieux : ce n’est pas un hasard si notre parution plus tard s’est appelée « La Fête révolutionnaire ».
Malgré quelques rumeurs d’attaques, « l’occupation s’est déroulée sans fait d’armes, faute de résistance de la part de l’administration qui avait très vite abdiqué. » Les slogans et graffitis expriment le caractère joyeux de l’époque, on voit bien la volonté de ne pas être sérieux, de transgression totale qui s’opposait d’abord aux organisations syndicales et politiques : dès qu’un slogan politique était inscrit, quelqu’un arrivait derrière pour le détourner. Cette dimension festive, ajoute Bernard Castella, n’était d’ailleurs pas spécifique à l’occupation de la fac :
On se réappropriait les rues, les lieux de travail, les universités : dans les occupations, on s’occupait, on buvait des canons, on jouait au boules.
Les interactions sont rares entre milieux étudiants et ouvriers en 1968, il y a peu d’enfants d’ouvriers parmi eux, peu d’affinités aussi avec la CGT notamment, qui reste malgré tout opposée au mouvement. Paul se souvient d’avoir été poursuivi une nuit par des ouvriers armés de manches de pioche alors qu’il collait des affiches à proximité d’une usine dans le Petit Marais. Il avait malgré tout tissé quelques liens et passé un accord avec les ouvriers de deux boîtes en cas de tentative d’expulsion des usines ou de la fac.
Un prélude à une décennie bouillonnante
L’évacuation a finalement lieu aux alentours du 20 juin, alors que les dernières facs et usines cessent leurs grèves et occupations :
Pour ne pas donner l’impression de céder aux injonctions du pouvoir, nous avons exigé un sursis pour décider collectivement de notre conduite, et au bout d’une demi-heure nous sommes redescendus pour leur faire savoir que l’arrêt de l’occupation avait été décidé à la majorité.
Plutôt qu’un point d’orgue, mai 1968 à Saint-Étienne a constitué un point de départ, le moment d’une politisation de la jeunesse, le prélude à un bouillonnement qui va durer toute la décennie.
Le CAPCO continue ses activités : en 1969 est distribué un tract aux lycées du Portail Rouge et de la Métare en grève, intitulé « Travail, non, jouissance, oui ! ». Le groupe est surtout actif dans les sphères de la culture et de l’urbanisme : ils dénoncent la marchandisation de la culture et de l’art à l’œuvre dans la nouvelle Maison de la culture et de la communication (aujourd’hui l’Opéra-Théâtre). En 1970, ils interrompent une représentation du fameux Living Theatre à la Comédie et manifestent bruyamment leur opposition aux constructions à tout va à l’occasion des Journées mondiales de l’urbanisme : ils diffusent un tract qui appelle à pendre le dernier architecte avec les tripes du dernier urbaniste et provoquent un tel scandale que le colloque ferme ses portes. Le groupe placarde des affiches qu’il réalise en sérigraphie, détourne les publicités, multiplie les tracts. Il y a surtout La Fête révolutionnaire :
La petite publication que nous avons initiée en 1969-70, dont les quelques numéros très marqués par le situationnisme touchaient à l’économie, à la sexualité et à l’urbanisme. Paul en était le principal rédacteur, bien que nous décidions communément de leur contenu au cours de nos réunions.
En 1973, le CAPCO, qui s’étiole, publie encore Badaboum !, un fanzine destiné aux lycéens qui, désœuvrés durant la grève de mai 68, ont découvert les joies de la contestation : à Saint-Chamond, raconte Bernard Castella, les élèves se mettaient en grève tous les mois, tandis qu’au lycée du Portail Rouge avait été créée la CHAMEL, la Confrérie hystérique anarchiste du mouvement éclectique lycéen, qui rejoignaient les étudiants dans les manifs en chantant « Ploum, ploum, tralala, la CHAMEL vaincra ! ». 1973, c’est aussi l’année de la grande grève des ouvriers tunisiens à Saint-Étienne [5].
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